69
Jérôme de Galand fut extrêmement surpris par la très grande beauté et le charme irrésistible de la baronne Éléonor de Montjouvent, pourtant à peine plus jeune que lui qui venait de fêter ses cinquante-trois ans.
La baronne, quoique nerveuse, ne semblait point trop se méfier, le lieu inspirant confiance par sa richesse, son décor et ses vastes proportions.
Elle ignorait que cet hôtel appartenait à un seigneur en fuite car fidèle au roi, et qui n’avait point fait de difficultés pour le laisser occuper par le lieutenant de police criminelle et ses gens dès lors que Mazarin était intervenu en ce sens.
Galand lui offrit de s’asseoir et la regarda longuement, étonné d’être sensible à son charme, lui que les femmes ne troublaient plus depuis la mort de son épouse survenue vingt ans plus tôt.
Après quelques mots de bienvenue, il en vint au fait :
— Vous a-t-on dit, madame, que je souhaite organiser ici même soirée singulière où seront rendus tout à la fois hommages à Satan… et à l’amour ?
— On me l’a dit, monsieur, et je n’y vois quant à moi guère d’embarras, ayant la connaissance de tout cela.
Jérôme de Galand hocha la tête.
— Il faut, pour honorer Satan, objets que je ne possède point, n’en ayant pas la pratique habituelle et me trouvant assez ignorant en la matière.
— Ne vous inquiétez point de cela, je sais qui a qualité pour nous les trouver. Cependant, cela n’est point compris dans la somme qui me revient. Je vous adresserai l’homme, mais discutez son prix.
— Bien. Mais je n’en ferai rien car l’or ne fut jamais ma préoccupation.
La baronne se crispa légèrement sur son siège, ce qui n’échappa point à la vigilance du policier qui reprit :
— Louer Satan n’est point tout. Si je suis bien renseigné, et je crois l’être, on m’assure que ces soirées s’achèvent en galanteries nombreuses où chacun et chacune s’adonnent à l’amour en des orgies qu’on dit romaines.
— En effet ! répondit la baronne d’une voix froide.
— En êtes-vous, madame ?
Elle le toisa :
— Tel n’est point mon rôle en ces soirées. D’aucune façon !
— Les hommes ne vous séduisent-ils donc pas ?
Elle le regarda, ne pouvant dissimuler tout à fait léger mépris :
— Ce que les hommes me montrent d’eux-mêmes ne m’incline ni à les admirer, ni à les aimer.
— Mais qui sont donc ces femmes qui se donnent ainsi à plusieurs hommes, parfois ensemble ?
— Quelques-unes de la petite noblesse, d’autres de la bourgeoisie et trois ou quatre putains de belle allure qui ne se révèlent point en tant que telles mais se font passer pour femmes d’avocat, d’apothicaire ou de président au mortier. Elles donnent l’exemple de la luxure, ainsi les autres suivent.
— Et vous, jamais ?
— Je vous l’ai dit, monsieur, jamais.
Il la regarda en souriant mais son regard glacé pétrifia la baronne.
Moins, cependant, que les paroles du policier :
— Ainsi donc, s’il venait fantaisie à… l’Écorcheur de vous prendre pour l’amour, vous diriez non ?
Elle se leva d’un bond et se précipita vers la porte qu’elle ouvrit vivement, découvrant un archer de haute stature qui lui barrait le passage. Elle courut alors vers l’autre porte, semblablement gardée mais par deux archers.
Jérôme de Galand, qui ne s’était pas même levé, dit d’une voix tranquille :
— Voyez aux fenêtres, baronne, nous gagnerons du temps.
Elle s’y rua et constata, en la rue, dizaines d’archers qui ceinturaient l’hôtel.
Très calme, le policier ajouta :
— Vous pouvez encore songer à vous enfuir par la cheminée, mais outre que vous y noirciriez votre joli minois, vous trouveriez sur les toits plusieurs de mes fidèles archers. Aussi, je vous conseille de revenir vous asseoir face à moi qui m’appelle Jérôme de Galand, lieutenant criminel du Châtelet en cette ville frondeuse et général de toutes les polices de sa Majesté le roi en le reste du royaume. Cela, je puis vous le dire car vous êtes à présent au secret.
— Je suis mise au secret ?
— Rien de moins.
La baronne revint s’asseoir, tête basse.
— Regardez-moi, madame, nous avons à parler.
Elle leva les yeux sur lui et, à sa très grande surprise, il en fut bouleversé, mais parvint à le cacher.
Les grands et magnifiques yeux noirs à présent craintifs, la bouche aux lèvres pleines et à l’expression boudeuse qu’on eût dit d’une petite enfant sur le point de pleurer, les beaux cheveux noirs et souples, cette merveilleuse voix un peu voilée… Jérôme de Galand, plus alarmé qu’heureux, songea : « Eh bien voilà ce que je redoutais depuis vingt ans. Pourquoi elle ?… Par quelle magie ?… Tant de jouvencelles se sont offertes à moi pour sauver qui un frère, un père ou un mari, et que j’ai négligées !… Vingt ans de paix et voici mon cœur qui résonne comme le sol lors d’une grande charge de cavalerie, mes mains qui rêvent de se promener sur ce corps, d’embrasser ce ventre que je devine doux, ces épaules rondes et tant d’autres choses encore !… »
Se méfiant de lui-même, il prit, par opposition, une voix sèche et désagréable :
— En votre enfantillage de bon commerce qui consiste à louer Satan vous eûtes, madame, idée qui vous est propre : le soufre. Vous en jetiez sur les corps mêlés qui faisaient l’amour et c’était là votre marque qui vous fit connaître de tous ces fols, entre autres grands mérites. Votre rang, votre intelligence, votre beauté vous distinguèrent et la chose parvint à l’Écorcheur, ce haut seigneur qui, dès lors, s’attacha vos services.
Il ajouta d’un ton d’indifférence qui ne correspondait point à la grande attente où il se trouvait :
— Peu importe qu’il vous baisât…
Elle le coupa :
— Il ne l’a point fait. J’ai dû m’en défendre non par la force, mais par cette intelligence dont vous parliez.
Galand, le visage aussi inexpressif que celui d’un gisant de pierre, nota le fait avec satisfaction car il est des accents qui ne trompent point policier aguerri.
Il reprit :
— C’est sans importance. Mais les crimes où vous êtes mêlée sont sacrilèges et l’église de France aura sa part à votre procès. Il est probable que vous subirez châtiment exemplaire, tels les lèvres brûlées, le corps roué et brisé à coups de barre de métal puis le bûcher où vous serez brûlée vive. C’est là manière de passer de vie à trépas qui, en ne comptant point large pour ne pas vous affoler, durera tout de même trois à quatre heures.
La baronne frémit soudain de la tête aux pieds et le policier songea : « Comme j’aimerais l’asseoir sur mes genoux et la caresser pour l’apaiser »…
Il poursuivit d’une voix dure :
— Cependant… Si vous m’aidez entièrement et sans calcul, vous échapperez à cette mort atroce et vivrez libre, car j’ai ce pouvoir. Mais que je sente de votre part la moindre retenue ou dissimulation, je vous livre aux juges. Comprenez-vous ?
— Je dirai tout et vous remercie grandement de votre clémence mais la mérite peut-être car ces choses, je ne savais point leur nature quand j’y fus mêlée.
— Je vous préviens, madame, ma méthode est la suivante : une question, une réponse. Et l’on va vivement car la lenteur amène le calcul et le calcul le mensonge.
— Je ne mentirai point.
— Soit. Qui est ce seigneur qui écorche des femmes ?
— Je l’ignore. Mais c’est un très haut seigneur.
— Se pourrait-il que ce soit un Condé, ou un Beaufort, voire un Nemours ?
— Je ne le connais que par les égards dont on l’entoure et puis dire en effet que c’est un seigneur de ce rang-là.
— Qui le sert ?
— Deux hommes aux visages durs, des hommes brutaux, montent la garde. Un cocher qui est son plus proche serviteur. Un couple amène les corps des femmes.
— Sont-elles déjà mortes et écorchées ?
— Elles le sont. J’arrive à cet instant pour jeter sur ces corps soufre qui, pour l’Écorcheur, est souffle du diable.
— Quel est l’aspect de ce couple ?
— Ils sont bien reconnaissables. La femme est borgne et l’homme, de haute taille, est vérolé.
— Et les deux hommes qui montent la garde ?
— Des brutes, je vous l’ai dit.
— Cela ne me suffit point.
— Des officiers, je crois.
— Avez-vous vu le carrosse de l’Écorcheur ?
— Un beau carrosse à six chevaux. Les armoiries sont couvertes de boue séchée.
Galand réfléchit. Avec les éléments en sa possession, il savait que la baronne ne mentait point et apportait des faits nouveaux, tel ce couple. Le moment était venu de tendre piège qui donnerait ou non réalité à cette croyance :
— Quel est ce cocher ?
— Ce n’est point un cocher mais un homme de bonne naissance, sans doute davantage qu’une petite noblesse. Il est plus délicat qu’on ne le pourrait croire car je l’ai surpris à regarder son maître avec horreur. Il a signe particulier.
— Balafre ? Doigts coupés ?
— Non point. Un jour, le cadavre d’une de ces pauvres femmes tomba sur le sol. Il aida à le relever pour le replacer sur la table. Je vis alors ses avant-bras. Ils sont couverts de cicatrices au couteau très fin, ou peut-être au stylet, et c’est là chose que je n’ai point vue encore ailleurs.
Galand eut un mince sourire, Éléonor de Monjouvent venait d’échapper au bûcher et il s’en réjouit comme cœur de tendre jeune homme au premier émoi amoureux.
Sa voix s’adoucit :
— Reste l’essentiel, l’Écorcheur lui-même.
Elle le regarda avec grand désarroi et l’horreur, un instant, voila ses grands yeux :
— Il porte masque d’argent, on ne peut voir le visage. La perruque est d’un beau brun, de belle jeunesse, mais c’est peut-être là artifice. La voix est sans cesse changeante, mais très aiguë dans la colère. Pourtant, je ne vois que ce masque d’argent, il fascine au point qu’on oublie tout autre détail.
— Pourquoi cela, baronne ?
En policier de grand talent, Galand venait de rendre son titre à Éléonor de Montjouvent qui, en conséquence et sans qu’elle en fût consciente, se détendit en cet instant crucial de la conversation :
— Que vous dire, monsieur ? Ce masque d’argent est comme un visage lisse, effrayant en sa pureté même et parce qu’il semble ne ressentir jamais aucun sentiment, ni émotion.
— Combien de fois avez-vous participé à ces horreurs ?
— Deux fois. La première, je ne savais point qu’il s’agissait de femme sans tête et écorchée, croyant à une orgie de plus. Sur place, je devinai que m’opposer à pareille cérémonie entraînerait ma mort sans rien changer au sort de la victime, aussi ai-je affecté de n’y être point sensible.
— Et la seconde fois ?
— Je m’étais cachée en un logis de la rue Saint-Leu mais ils me retrouvèrent, ce qui prouve leur puissance. La seconde fois, c’est deux corps décapités et écorchés que je dus couvrir de soufre. Monsieur, je ne rêve que de fuir hors de France et c’est la raison pour laquelle j’ai tant besoin d’or. Comprenez : l’Écorcheur m’a dit « Je vous foutrai, madame ! », mais s’il me baise, il m’écorchera car ainsi est la pente de sa nature.
— Nous vous protégerons. Où se déroulaient ces séances ?
— En une maison écartée du petit village d’Auteuil, à sa sortie par l’ouest.
— Pourriez-vous la retrouver ?
— Sans aucun doute, mais il me tuera.
— Ne soyez pas insultante, vous voilà protégée par un général de police, charge qui n’exista jamais en le royaume et qui fut créée pour moi.
— Monsieur, je le vois en vos yeux : quand vous aurez flairé la piste, vous m’abandonnerez car ne l’aurais-je point voulu ainsi, et tel est le cas, je suis bien méprisable.
— Qui dit cela, madame ?… Et d’où vous vient la prétention de lire en mon regard ce que personne, du dernier des gueux au monarque du royaume des lys, ne parvint jamais à réussir ?
La comtesse lui sourit de façon tout à fait charmante, et en vérité irrésistible.
— Pas même votre maman ?
Il rendit le sourire :
— Peut-être en effet ma pauvre maman fut-elle la seule mais pour l’avoir deviné, vous confirmez que vous avez commerce avec le diable et je m’en vais vous faire brûler !
— À petit feu, monsieur le bourreau, j’ai tant envie de vivre encore un peu…
Ils faillirent se jeter en les bras l’un de l’autre par un élan spontané et qu’on dirait d’évidence, pour peu que l’on crût aux grandes passions quand le cœur est naïf, franc et sans vilaine fourberie. Elle était pour le général mille fois femme, avec tout ce que ce mot comporte de trouble divin lorsqu’il est soutenu par l’enthousiasme de l’âme. Il était pour elle l’homme nerveux mais tranquille, fragile mais fort qu’elle avait toujours vainement cherché.
Ils brimèrent leur nature, baissant chacun le regard, puis Galand reprit :
— Voyez-vous autre chose à me dire ?
— Certainement ! Outre le carrosse et les deux officiers qui le gardent, un parti d’une vingtaine de mousquetaires attendent à distance. Je crois qu’ils ignorent l’activité de l’Écorcheur, car ils sont chaque fois différents, mais qu’importe : sa personne est si fortement gardée qu’il n’est point attaquable.
— Est-ce bien tout, cette fois ?
La belle baronne de Montjouvent baissa la tête.
— Est-ce tout ? répéta Jérôme de Galand en montant le ton.
Madame de Montjouvent redressa la tête, ses beaux yeux voilés de larmes, et répliqua :
— Autre chose qui ne vous regarde point !
Avec une fulgurance en son cœur, le général de police comprit que rien de ce qui touchait madame de Montjouvent ne pouvait dorénavant lui être étranger, aussi s’abrita-t-il derrière sa fonction pour déclarer :
— Je dois tout savoir !… Tout, m’entendez-vous ?…
La réponse lui parvint à travers des sanglots mal réprimés qui le bouleversèrent :
— Il m’a fait violer par ses deux officiers et prit grand plaisir à observer la scène.
Galand fut désemparé.
— Ses officiers… Mais point lui, ni son cocher, ni le vérolé ?
— Vous ne comprenez point, monsieur !… Ses gardes m’ont violée comme on ne traite point une putain, par sodomie et d’autres choses encore !… Je hais cet homme !…
Anéanti par la détresse de madame de Montjouvent, Jérôme de Galand se pencha et prit la main de la baronne en la sienne.
Et ce fut chose la plus agréable qui lui fût advenue depuis très longtemps…